> la « merdification », ce processus inexorable de dégradation de la qualité des services sur les plateformes numériques
Bien sûr, le pourrissement des services existe au-delà des plateformes du Web. Mais il est si systémique dans ce secteur que le mot inventé par le journaliste canadien Cory Doctorow a tout de suite fait mouche sur les réseaux sociaux.
Histoire d’une notion. A une époque qui semble désormais lointaine, aucun résultat « sponsorisé » n’apparaissait en tête de liste lors d’une recherche sur Google. Il était possible de trouver rapidement un utilisateur ou un contenu précis sur Instagram, grâce à un astucieux système de hashtags. Les vidéos mises en ligne sur YouTube n’étaient précédées ou interrompues par aucune publicité. N’importe quel abonné Netflix pouvait donner le mot de passe de son compte à ses proches, et visionner un film en même temps qu’eux. Mieux : un internaute utilisant un comparateur de vols comme Skyscanner pouvait réserver un trajet en avion sans voir le prix augmenter de façon aléatoire à chaque étape de la réservation.
Si cette dégradation de la qualité des services fournis par les plateformes numériques est longtemps restée sous les radars médiatiques, tout utilisateur en a fait l’expérience. Il ne manquait qu’un mot pour désigner ce processus apparemment inexorable de « pourrissement » des plateformes.
Lors de vacances en famille, alors qu’il bataille contre des publicités et des trackers (ces petits logiciels incorporés dans des applications mobiles) pour trouver l’adresse d’un restaurant sur le site TripAdvisor, l’activiste et journaliste canadien Cory Doctorow a l’idée d’un néologisme : « enshittification » en anglais, souvent traduit en français par « merdification » ou « emmerdification ». Partagée dans un post sur Twitter en 2022, la notion rencontre un succès immédiat auprès des utilisateurs anglophones, qui voient dans sa formulation un brin grossière matière à exprimer leur propre frustration.
« J’ai passé la plus grande partie de ma vie professionnelle à élaborer des mots, des blagues, des analogies et des stratégies pour attirer l’attention du grand public sur les effets des politiques du numérique », explique Cory Doctorow, ravi de voir ses efforts enfin récompensés. Sous ses airs frustes, le terme permet de saisir intuitivement les effets d’un phénomène à la fois nouveau et complexe.
Coût économique et démocratique
Car si la dégradation de la qualité d’un service n’est pas l’apanage des plateformes du numérique, « le caractère systémique de ce phénomène dans le secteur des plateformes et l’aisance avec laquelle elles peuvent s’y livrer rendent le terme “merdification” intéressant et pertinent », note Mathilde Abel, postdoctorante au Centre de recherche en économie et statistique de l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique.
Les plateformes numériques sont en effet des entreprises particulières. D’abord, parce qu’elles sont spécialistes du matching, c’est-à-dire de la mise en relation entre des offres et des demandes à (plus ou moins) grande échelle : par exemple, entre un chauffeur de VTC et une personne ayant besoin d’une course ; entre un vidéaste et un spectateur ; entre un acheteur et un vendeur. « Ce sont des professionnels des effets de réseau – c’est-à-dire de la capacité à attirer des publics très différents et de les rendre interdépendants », précise l’économiste.
Ces plateformes présentent aussi la spécificité d’avoir à disposition, notamment grâce aux données de leurs utilisateurs, de nombreux outils permettant de mesurer les conséquences de la dégradation de leur service sur leurs marges. Résultat, « ces entreprises exercent leur monopole de façon très spécifique, parce qu’elles sont capables de jouer sur des niveaux de prix avec leurs concurrents, mais aussi sur des niveaux de prix croisés entre leurs différents marchés, explique Mathilde Abel. La capacité des plateformes à faire de la discrimination par les prix et à dégrader leur service a toujours fait partie intégrante de leur modèle économique ».
D’où une trajectoire similaire, que Cory Doctorow résume en trois étapes dans un livre à paraître en juillet, Enshittification (Macmillan Publishers). A leur naissance, les jeunes plateformes ont besoin d’attirer des utilisateurs et cherchent donc à se rendre particulièrement utiles à leurs yeux, quitte à proposer un service à perte. Puis, elles cherchent à attirer des entreprises clientes (vendeurs, publicitaires ou médias) et orientent donc le fonctionnement de la plateforme en leur faveur, aux dépens des utilisateurs. Enfin, une fois la dépendance des uns et des autres à la plateforme acquise, divers mécanismes sont utilisés pour permettre de rediriger la valeur produite non plus vers les utilisateurs ou les entreprises clientes, mais vers la plateforme elle-même et ses actionnaires.
Un constat nuancé par Mathilde Abel, qui rappelle que si la « merdification » est indéniablement un mouvement inhérent aux plateformes, la dégradation des services n’est pas exercée de manière uniforme partout. « Ces différences ne sont pas seulement liées à des questions de rationalité économique : elles résultent de choix de gouvernance à l’échelle de l’entreprise, portant sur la façon dont la plateforme exerce son pouvoir de marché », explique l’économiste.
Reste que, selon Cory Doctorow, la position dominante des grands acteurs du numérique a un coût économique et démocratique considérable. « Lorsque des entreprises détiennent de tels monopoles, argumente l’activiste, elles deviennent remarquablement insensibles à tout mécanisme de responsabilisation : les consommateurs ne peuvent pas protester contre leurs pratiques en achetant les produits des concurrents, et les gouvernements se retrouvent démunis pour protéger leurs citoyens contre cette extorsion. » Avec la « merdification », la critique du capitalisme de plateforme aurait-elle enfin trouvé un levier de mobilisation ? ( Marion Dupont ) - source -